Près d’un actif sur trois en France a réalisé une reconversion professionnelle dans sa carrière. Quels sont leurs profils et les freins rencontrés ? Le rapport Reconversion Professionnelle 2021 de France compétences décrypte leurs cheminements et expériences. Béatrice Delay, sociologue et responsable des études chez France compétences, et Emmanuelle Sohier, Directrice de Mon conseil en évolution professionnelle de CATALYS Conseil mandataire d'Avenir Actifs, croisent leurs regards sur ce phénomène.
Béatrice Delay : D’abord, on observe une diversité bien plus grande que ce que l’on attendait, loin d’une vision homogène et standardisée de la reconversion professionnelle. Dans les représentations collectives spontanées, la reconversion correspond nécessairement à un changement de métier en seconde partie de carrière, construit dans le temps long, selon un schéma linéaire, en plusieurs étapes. Or l’analyse des parcours des personnes qui ont initié ou terminé une reconversion, révèle que ces parcours débordent largement de ce cadre. Ce qui positionne l’offre publique d’accompagnement face à un défi de taille, celuid’accueillir toute cette diversité de profils sans plaquer des schémas prédéfinis.
B.D. : Ils sont en effet surreprésentés par rapport à la population générale, avec des reconversions dès les premiers temps de la vie professionnelle. Cela peut être un moyen de résoudre des difficultés d’insertion, de sortir de la précarité, de trouver un emploi plus satisfaisant… En tous cas, la reconversion n’est plus l’apanage des secondes parties de carrière.
Emmanuelle Sohier : Les publics se réorientent de plus en plus tôt et sollicitent Mon conseil en évolution professionnelle dès le début de leur carrière. Les 24-35 ans sont aujourd’hui nettement plus représentés, et ces reconversions précoces sont un phénomène nouveau.
B.D. : En effet, du point de vue des individus, la reconversion professionnelle n’est pas réductible à un changement de métier : parfois les évolutions sont plus « discrètes », tout en étant considérées par les personnes concernées comme relevant d’une dynamique de reconversion. Les changements de métier recouvrent certes 53 % des reconversions, mais on note aussi des changements de statut (d’indépendant à salarié, de salarié à indépendant, ou encore une promotion au sein de la même entreprise).
B.D. : Quand on parle de reconversion, on pense souvent temps long, projet préexistant, maturation lente et progressive… Mais ce scénario dans lequel le temps de latence entre l’émergence de l’idée et le passage à l’acte s’étale sur plusieurs années ne correspond qu’à 20 % de nos enquêtés. Il s’agit en général de personnes inscrites dans une dynamique « vocationnelle ». Elles expriment un attachement subjectif élevé au contenu de leur futur travail, au sens qu’il revêt pour elles, à la finalité qu’il poursuit. Elles anticipent ce travail comme un vecteur de réalisation personnelle.
À côté de cela, 42 % des enquêtés voient s’écouler seulement quelques semaines ou même quelques jours entre le projet de reconversion et l’engagement dans un parcours : on est là face à des stratégies plus opportunistes, inscrites dans des temporalités resserrées. Une part significative des personnes concernées sont moins focalisées sur la dimension expressive ou identitaire du travail visé et davantage attentives aux caractéristiques de l’emploi et ses conditions d’exercice (salaire, à sécurité statutaire, compatibilité entre horaires de travail et vie personnelle, pénibilité…). Ces personnes expriment un rapport à la sphère professionnelle plus utilitariste, qui peut parfois déstabiliser certains conseillers.
E.S. : C’est un profil qui peut parfois dérouter certains de nos conseillers Mon CEP, car l’enjeu est de sécuriser leur choix de reconversion professionnelle en vérifiant la faisabilité du projet. Ce sont aussi des publics qui viennent moins vers nous, et vis-à-vis desquels nous avons un enjeu, pour leur faire comprendre que nous pouvons les accompagner.
B.D. : On oppose souvent les reconversions dites « subies » et « choisies », mais c’est un clivage en partie artificiel.
Tout d’abord, dans 84 % des cas, les individus envisageant une reconversion expriment une insatisfaction voire une souffrance professionnelle. Cette insatisfaction est un moteur récurrent. Elle se retrouve de manière transversale, même si, comme le montrent des études du CEREQ, elle ne se manifeste pas de la même façon selon les catégories socioprofessionnelles. Ainsi, chez les ouvriers et employés, elle est plus souvent reliée à des questions de sécurité, de salaire, de conditions d’exercice du métier. Chez les cadres, elle se matérialise davantage à travers le sentiment d’un déficit de reconnaissance et d’une insuffisante réalisation de soi. Mais au-delà, l’insatisfaction se combine -là aussi de manière quasi systématique- avec d’autres facteurs (problème de santé, envie de changement, volonté d’un meilleur équilibre entre les différents espaces de vie...). Les frontières entre reconversions dites subies ou volontaires sont donc nettement plus poreuses qu’on peut le supposer.
B.D. : Nous n’avions pas conduit auparavant d’étude à l’identique, mais nous avons quelques éléments de comparaison, notamment avec le congé individuel de formation (CIF) (Ndlr : Le CIF est devenu le projet de transition professionnelle, alias le PTP). On observe ainsi que la part de gens qui déclarent vouloir se reconvertir est relativement stable dans le temps, autour de 15-20 %. Certes la crise actuelle apporte son lot de questionnements, a fortiori dans un contexte de tensions sur le marché du travail, mais son impact est à relativiser malgré tout. La crise a des effets potentiellement ambivalents : certes, elle peut accélérer des prises de conscience et des envies de bifurcations, mais elle peut aussi inciter à vouloir sécuriser sa vie professionnelle et limiter les prises de risques en période d’incertitudes élevées.
B.D. : Tous profils confondus, 36 % des enquêtés recourent à un accompagnement financé par des fonds publics ou mutualisés. Pour les non-diplômés, le recours à cette offre publique se fait souvent lors d’une période de chômage. Pour les plus diplômés en revanche, l’accompagnement est aussi souvent assuré par un acteur privé, comme leur entreprise de départ ou, plus fréquemment, d’arrivée. Les demandeurs d’emploi sont logiquement surreprésentés dans le profil des recourant. Cela étant dit, les salariés ne sont pas pour autant absents. Plusieurs se tournent vers l’accompagnement public et notamment vers Mon CEP, car celui-ci fournit un espace d’échange neutre et confidentiel, en dehors de leur entreprise… avec qui ils n’osent pas toujours aborder leur intention de partir.
E.S. : J’ai le sentiment que les employeurs non plus n’osent pas vraiment aborder ce sujet avec leurs salariés. Ils leur parlent manifestement encore peu de Mon CEP lors des entretiens professionnels, alors même que cela est censé être obligatoire. On s’en rend compte, car rares sont les personnes que nous accompagnons qui ont connu Mon CEP grâce à leur entretien professionnel : c’est à peine 1 % des cas. Il y a là une grande marge de progression.
B.D. : D’abord, il y a des personnes qui n’en ressentent simplement pas le besoin, parce qu’ils bénéficient déjà d’autres ressources, en particulier via leur entreprise d’arrivée, dans lesquelles se réalise 1 reconversion sur 3. Un second motif de non-recours renvoie à la méconnaissance et au déficit de notoriété des instruments publics, dont Mon CEP notamment souffre encore aujourd’hui. Mais il y a aussi des refus « raisonnés » qui témoignent d’une opposition au design et principe même de l’accompagnement.
On trouve ainsi des individus peu ou pas diplômés qui craignent que leur rapport déficient à l’écrit soit un obstacle et les empêche de se hisser à la hauteur des prérequis. Cela n’est pas sans rappeler les nombreux abandons dans les parcours de validation des acquis de l’expérience (VAE), avec des candidats qui se retrouvent en difficulté pour justifier et exposer les compétences qu’ils détiennent.
E.S. : C’est un aspect sur lequel nous travaillons et communiquons, en mettant en avant des outils diversifiés selon le rapport à l’écrit de chacun. On essaye aussi d’intégrer davantage de gamification et de mener des expérimentations dans ce sens.
B.D. : Absolument. Parmi les enquêtés, on trouve des individus qui refusent délibérément un accompagnement, car ils ne souhaitent pas être suivis sur une longue période, avec de multiples rendez-vous, des tâches à accomplir, etc. Ils veulent rester les auteurs et acteurs exclusifs des actions qu’ils ont à conduire pour se reconvertir et de leur calendrier de réalisation. Dans le discours de ces enquêtés, bien souvent il ressort, à la fois, la fierté d’aboutir par leurs propres moyens, grâce à la force de leur détermination, mais aussi une relative défiance par rapport à la capacité des acteurs institutionnels à s’adapter à leur problématique singulière.
E.S. : On l’observe notamment chez les démissionnaires, certains attendent une validation du caractère réel et sérieux de leur projet de manière rapide. Nous devons leur montrer que nous sommes des accompagnateurs leur permettant de faire des choix éclairés, et que notre force de conseil ne se substitue pas à leur libre arbitre. Cela reste leur projet, qu’ils mènent à leur rythme, en autonomie.
B.D. : C’est un des points soulevés par ceux qui ne veulent pas bénéficier d’un accompagnement sur le long terme, et qui veulent juste obtenir une ou des informations ponctuelles à un moment précis de leurs parcours pour débloquer une situation. Plusieurs indiquent avoir rencontré des difficultés pour identifier l’interlocuteur à même de leur communiquer cette information ou leur délivrer dans les délais opportuns. Sachant que cette demande sociale peut déstabiliser certains conseillers qui considèrent que le cœur de leur intervention et de leur expertise se situe davantage du côté du conseil et de l’accompagnement.
E.S. : C’est parfois une frustration pour nos conseillers que d’être cantonnés, avec certaines personnes, à un guichet d’information, alors que leur cœur de métier est le conseil et l’accompagnement… Il manque peut-être un maillon dans notre chaîne, avec par exemple une plateforme téléphonique ou web pour répondre à des questions de 1er niveau, hors dispositif d’accompagnement ?
B.D. : Certains enquêtés expriment parfois une certaine insatisfaction sur ce registre. Ils jugent les informations dont ils sont destinataires trop généralistes, et insuffisamment adaptées à leur cas singulier pour qu’elles soient réellement appropriables. On les informe sur le territoire ou le métier en général par exemple, mais ils peinent à repérer précisément le caractère utile de cette information rapportée à leur cas personnel.
E.S. : Nous avons en effet un rôle pour sélectionner l’information utile et la donner au bon moment. Une surabondance d’information pourrait sinon noyer la personne et lui donner un sentiment de complexité.
B.D. : Certains enquêtés regrettent que la réflexion sur l’identification d’un métier cible via l’explication des aspirations individuelles, n’ait pas été associée dès le départ et simultanément à une réflexion sur la faisabilité en termes de localisation, de perspectives d’emploi, de conditions de travail, de nécessité de formation ou non, de financement de la phase de transition… Ils disent alors s’apercevoir tardivement que le métier cible n’est pas praticable pour eux, ce qui génère de la frustration. Cet aspect questionne la capacité de l’offre publique à d’emblée embarquer le réel et à rompre avec une approche parfois encore trop séquencée et déconnectée de l’activité de travail.
Les périodes d’immersion professionnelle, en ce qu’elles permettent de se projeter pratiquement dans un environnement de travail situé, sont très appréciées et mériteraient sans doute d’être développées davantage.
E.S. : Concrètement, c’est pourtant bien ce que nous faisons. Car les personnes ont parfois du mal à prendre ce temps de réflexion et veulent brûler les étapes. C’est souvent le cas avec les démissionnaires qui attendent uniquement du conseiller qu’il valide leur projet… alors que notre rôle est de leur donner toutes les clés pour avoir une vision réaliste du métier, des opportunités sur le bassin d’emploi, etc.
Nous proposons ainsi systématiquement des périodes d’immersion en entreprise, des enquêtes auprès de professionnels, pour avoir une bonne représentation des conditions de travail. Mais les personnes ont souvent tendance à idéaliser et à ne pas vouloir prendre le temps nécessaire à la validation d’un projet.
B.D. : Oui, et cela ne concerne pas uniquement les créateurs d’entreprise, pour qui on sait que cette période est critique. Nombreux sont ceux qui auraient voulu, postérieurement à leur accès au nouvel emploi, bénéficier d’un espace pour parachever leur projet, et accompagner leur période d’intégration qui est décisive lors d’une prise de poste, a fortiori dans le cadre d’une reconversion.
E.S. : C’est paradoxal, car un tel accompagnement est possible… mais dans les faits nous sommes peu sollicités. Nous sommes identifiés comme une aide à la reconversion, moins comme un espace de dialogue sur la situation de travail en cours. Cela pointe un autre enjeu pour nous : être perçus comme un espace de conseil tout au long de la vie professionnelle. Y compris pour les entreprises elles-mêmes, sur des problématiques liées à l’évolution interne, la perte de motivation de certains collaborateurs, les risques sur l’emploi (santé, réorganisation...), ou sur les questions de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC), où nous pouvons accompagner les salariés sur leur montée en compétences et, pour ceux qui souhaitent se reconvertir, sur l’identification des secteurs porteurs.
Le rapport Reconversion Professionnelle 2021, piloté par France Compétences et publié début 2022, décrit les cheminements personnels et les expériences vécues par les personnes en reconversion. L’objectif de cette étude : améliorer les dispositifs proposés aux bénéficiaires et faciliter l’accès à l’accompagnement, en éclairant les différents profils des candidats à la reconversion.
Côté méthodologie, « l’enquête quantitative a été réalisée de février à mars 2021 auprès d’un échantillon de 5 162 actifs, représentatifs de la population salariée, indépendante ou sous statut de demandeur d’emploi depuis moins de 6 mois. Au sein de cette population, 886 individus (soit 17%), qui ont engagé ou achevé un projet d’évolution professionnelle, ont été identifiés comme appartenant au champ de l’enquête au regard des deux conditions cumulatives suivantes : Connaitre actuellement ou avoir connu au cours des 5 dernières années un changement de métier ou de statut (salarié Vs. Indépendant ; accès à une CSP supérieure) ; Envisager ce changement comme une reconversion. Cette qualification par les enquêtés eux-mêmes amène ainsi à délimiter un périmètre de ce que recouvre la reconversion plus large que celui habituellement mobilisé par les catégories savantes ou institutionnelles.
La seconde phase qualitative s’est traduite par la conduite de 45 entretiens individuels de type « récits biographiques » et trois entretiens collectifs.
Au terme du processus de recueil des données, trois réunions ont été menées avec des professionnels de terrain de l’orientation et du conseil en contact direct avec le public (Mon CEP, APEC, Associations de Transition Professionnelle), afin de croiser les regards et d’enrichir les enseignements. » explique Béatrice Delay.
Pour le lire, voici le rapport Reconversion Professionnelle 2021 en ligne.
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